Pourquoi l’Éthique est essentielle à votre organisation
Susan Liautaud, JD PhD
L’éthique est un sujet qui, depuis peu, apparaît – explicitement ou implicitement – dans presque chaque nouvelle histoire que nous entendons, chaque publication sur un réseau social, sur presque tous les blogs, dans les curriculum universitaires, ou encore à l’occasion de rencontres dînatoires[1]. Une simple recherche sur Google du mot « éthique » délivre environ 186 millions de résultats (même en excluant les contenus audio). L’éthique n’est plus seulement l’apanage des grands classiques philosophiques (tels que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote), des sermons religieux, ou des traités théoriques universitaires (aussi importants que soient par ailleurs ces ouvrages). Cependant, bien que l’éthique semble abordée à une infinité d’occasions, nous n’en manquons pas moins bien souvent de l’intégrer volontairement, et avec toute l’attention qu’elle mérite, dans nos prises de décisions personnelles et professionnelles.
Selon mon opinion, l’éthique est un effort concret – non pas une construction philosophique, religieuse, ou théorique mais un problème appartenant au monde réel – un problème qui fait partie de votre monde. Il ne s’agit pas d’un filtre que les organisations possèderaient une fois pour toutes, au fonctionnement automatique et négatif, en charge de soumettre des actions, des principes et des décisions à un jugement, mais un processus positif et délibéré qui touche votre organisation. Ce n’est pas non plus un problème qui ne concerne que les autres, mais plutôt une opportunité qui se présente à vous en particulier. Pourquoi l’éthique est-elle à ce point essentielle, à la fois pour vous et votre organisation ?
Qu’est-ce que l’éthique? L’éthique est une détermination toujours renouvelée de principes de comportement, qui prend en compte toute l’information pertinente au sujet de l’individu ou de l’organisation dont elle oriente les comportements, ainsi que les valeurs de cet individu ou de cette organisation, et qui évalue l’impact immédiat et à venir des décisions sur toutes les parties prenantes concernées. Ce qui se situe à l’entrée de ce processus est l’information la plus complète et précise que possible sur l’individu ou l’organisation qui doit prendre une décision, ainsi que ses valeurs, accompagnées de l’évaluation de l’impact immédiat et futur de ses décisions sur ses parties prenantes. Le processus lui-même appelle une réflexion sur un ensemble d’informations, sur la législation en vigueur, sur les valeurs et les objectifs de l’organisation, et sur certains aspects pratiques. A la sortie de ce processus, on aura connaissance des décisions à prendre (c’est-à-dire des principes – lesquels incluent les bénéfices de leur application, ainsi que la méthode selon laquelle les évaluer) et leur suivi (mise en application des principes – c’est-à-dire, adoption d’une conduite –, supervision et évaluation continue de ces principes, et ajustements éventuels en fonction des modifications, dans le temps, des informations initiales).
Qu’est-ce que l’éthique n’est pas? À mon sens, l’éthique ne consiste pas à dicter aux individus leur conduite. Il ne s’agit pas non plus d’énoncer ce qui serait, de façon absolue, bien ou mal. L’éthique n’est jamais « faite », elle est au contraire un processus continu. Il nous aurait été impossible, même cinq ans en arrière seulement, d’imaginer la plupart des défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui (par exemple, la mesure dans laquelle la responsabilité éthique des entreprises et des sociétés de capital-risque est engagée ou non, lorsqu’on assiste à des agressions verbales sur les réseaux sociaux, ou le besoin éventuel, dans le cadre des jeux olympiques, de prendre en compte et de sanctionner des propos racistes énoncés sur Twitter). L’éthique n’est pas une affaire de jugement, elle n’est pas exclusive, ni centrée sur le décideur. Il ne s’agit pas d’en attendre des résultats garantis, ni d’aspirer à la perfection absolue. En effet, l’éthique ne fait qu’apporter un fondement à partir duquel on peut tâcher d’endiguer les imperfections, ou certains résultats ou évènements indésirables. Elle n’a rien d’une évidence, et requiert au contraire de se confronter aux problèmes, aussi inconfortables, incertains et inattendus soient-ils.
L’éthique concerne tous les aspects des organisations commerciales ou à but non lucratif. L’éthique influe sur la stratégie, les opérations, la gouvernance (y compris la gestion du risque), les ressources humaines, les relations externes, les efforts de responsabilité sociale, et presque toute décision prise par n’importe laquelle des parties prenantes de quelque organisation commerciale ou à but non lucratif que ce soit.
- Stratégie.La stratégie appelle une analyse éthique des objectifs, des méthodes pour les atteindre, et des opportunités éventuelles de faire un usage compétitif ou défensif de l’éthique. Considérez à cet égard l’examen éthique approfondi de divers pays étrangers fournissant de l’aide au développement en Afrique ou faisant du commerce avec elle ; les répercussions négatives de la stratégie de certaines ONG faisant usage de la violence dans la rue en 1999 lors de la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle, qui parlent contre les ONG qui, de leur côté, se sont engagées avec succès dans la lutte contre les mines antipersonnel ; ou encore, les fonds d’investissement ou les fondations caritatives dont un des critères-clefs d’investissement ou de donation est l’éthique.
- Opérations. Les opportunités de s’engager efficacement dans des opérations éthiques sont indénombrables, mais tels sont aussi les pièges en la matière. D’un point de vue opérationnel, il existe tout un ensemble de sociétés qui gèrent éthiquement (ou non) leur chaîne d’approvisionnement ; des consommateurs qui choisissent les sociétés éthiques (café Commerce Equitable, par opposition aux chaussures produites dans les ateliers d’exploitations ou« sweatshops ») ; des structures incitatives discutables qui permettent à l’industrie pharmaceutique de vendre des médicaments – et la coopération avec les autorités afin de les éliminer (parfois) ; des fonds de capital-risque qui exercent leur influence sur le portefeuille de produits et sur le comportement managérial d’une entreprise donnée ; des réactions (ou l’absence de réactions) exprimées par des entreprises aux violations de la vie privée en ligne, aux messages de haine, ou à la fraude via les médias sociaux ; et des organisations à but non lucratif attirant des donateurs par un traitement strictement respectueux des patients bénéficiant d’une aide humanitaire médicale ou, à l’inverse, s’exposant à la critique des médias et des agences de notation en offrant à leur CEO des rémunérations trop élevées, ou en poursuivant une levée de fonds quand le besoin qui justifiait leur levée est déjà satisfait (voir par exemple le tsunami de 2004).
- Ressources humaines. Il est devenu important, en termes de recrutement et de maintien des employés, et en particulier des plus jeunes d’entre eux, de témoigner d’une culture organisationnelle, et d’une façon de faire du commerce, qui soient éthiques. Bien des étudiants ont eu à suivre à l’Université, dans le cadre du curriculum qui leur était proposé, des cours sur l’éthique. De façon générale, les jeunes diplômés ne veulent pas seulement être rémunérés, ils veulent pouvoir être fiers de leur travail. A cet égard, le défi que représente l’emploi des bénévoles est encore plus frappant : il n’est en effet pour eux aucune incitation financière à mettre en balance avec une compromission éthique. Récemment, un employé d’une banque majeure démissionna, puis publia un éditorial cinglant sur les pratiques éthiques de la banque. Dans le secteur à but non lucratif, il existe une concurrence acharnée pour l’obtention d’emplois, depuis de simples stages jusqu’aux emplois d’administrateurs au plus haut niveau, au sein des organisations dont l’engagement et les pratiques éthiques sont les plus réfléchis. Les autres organisations assistent, consécutivement à des scandales, à des départs – se maintenir en leur sein représentant un risque trop grand pour la carrière des employés. A l’inverse, les recruteurs explorent les médias sociaux et vérifient les références des employés potentiels pour s’assurer de l’éthique de leur comportement dans le passé. Une approche éthique des ressources humaines permet également l’établissement d’une culture préventive du harcèlement sexuel, du licenciement abusif, ou d’autres sujets de plaintes du même type.
- Management du risque. Pour le dire simplement, aucune organisation n’est au-dessus du risque éthique. Aucun processus de gestion du risque n’est complet sans une analyse éthique qui sous-tend ce processus, accompagnée d’une autre analyse qui s’intéresse aux implications éthiques de chacune des catégories spécifiques de risque.
- Gouvernance.La gouvernance appelle un prisme éthique, au travers duquel sont considérées les politiques et les pratiques du conseil d’administration, ainsi que la fonction de supervision du conseil d’administration quant à la stratégie de l’organisation et au CEO. Bon nombre de conseils d’administration interviennent pour faire appliquer les principes éthiques : en intégrant l’éthique dans l’évaluation du CEO ; en licenciant le CEO ou la personne en charge de la conformité (« Head of Compliance ») si cette personne n’est pas parvenue à contrôler aussi scrupuleusement qu’elle l’aurait dû des transactions financières avec des organisations criminelles ou terroristes ; en instituant des procédures d’audit interne pour s’assurer de l’allocation appropriée des fonds limités des donateurs ; en empêchant la mise en œuvre de plans d’opération visant à rapatrier en Europe des orphelins africains dont il n’est pas prouvé qu’ils soient orphelins ; en insistant sur la mise en place effective d’un « whistle blower »(lanceur d’alerte), qui ne soit pas seulement un mécanisme théorique couché sur le papier ; ou en soutenant un CEO qui s’impose, prend immédiatement des responsabilités et conduit des actions pour remédier à un comportement non-éthique.
- Relations extérieures. Lorsqu’une organisation doit faire face à un nouveau défi, des infrastructures et des approches éthiques solides, notamment dans la façon de considérer les opportunités et les défis qui se présentent à elle, peuvent constituer une protection supplémentaire. À la suite d’une transgression, il est plus facile de se confronter aux parties prenantes de l’organisation, aux médias, et même aux autorités, s’il existe des fondements solides en termes de politiques, de pratiques et de méthodes de supervision éthiques. C’est un recours utile suite à ce type d’évènement. A l’inverse, des promesses non tenues, même lorsque leur mise en place s’est révélée impossible d’un point de vue légal, finissent presque immanquablement par affecter la réputation de l’organisation.
L’éthique est essentielle à l’identité. L’éthique est un processus continu qui permet de se forger une culture et une identité à même de témoigner d’une époque, d’objectif, de valeurs et de circonstances, tous en perpétuel changement. L’éthique a rapport avec deux questions-clefs – qui se posent aussi bien à l’échelle individuelle qu’à celle de l’organisation : (1) Que voulez-vous que soient votre identité et votre réputation? (2) Que voulez-vous laisser derrière vous ? Certaines banques sont connues pour être des bastions de conflits d’intérêts, indépendamment par ailleurs du succès (ou non) de leurs opérations. Certaines sociétés sont connues pour construire des écoles et des hôpitaux pour les communautés locales, au même moment qu’elles installent des pipelines dans une région donnée. Certaines organisations à but non lucratif sont connues pour leurs politiques d’acier quant aux donateurs, qui protègent leur indépendance. D’autres souffrent d’un scandale au sujet de leur mauvais usage des fonds des donateurs (ou pire encore, d’un échec du conseil d’administration à agir de façon décisive pour remédier à la situation et mettre en place de nouvelles politiques). D’autres comportements offrent un enseignement de grande valeur. Le scandale qui touche une autre organisation est une opportunité pour vous d’en éviter un dans la vôtre, pour vous construire une identité positive, pour adopter une stratégie éthique, plutôt que d’acquérir une réputation négative, cible des attaques et des jugements critiques des autres organisations.
L’éthique est un complément essentiel à la loi et aux réglementations. Dans le passé, l’éthique était corrélée à la loi. Tout le monde se souvient du travail des enfants en Asie du Sud-Est (pratique qui fut subséquemment abandonnée par plusieurs entreprises, lesquelles devinrent des modèles dynamiques en matière éthique). Aujourd’hui, les meilleures pratiques du secteur commercial comme du secteur à but non lucratif vont presque toujours au-delà de la loi. La loi n’est que le plus petit dénominateur commun – elle n’est pas nécessairement ce qui est juste, ni ce qui est suffisant, et son respect n’offre pas la garantie d’être une bonne entreprise ou organisation à but non lucratif. De plus, il existe une quantité innombrable d’exemples de jugements éthiques erronés, qui éclipsent certaines transgressions légales fondamentales – mentir, ou manquer involontairement de révéler aux autorités fédérales une vente d’actions mineure (de telle sorte qu’ici le mensonge devient le problème principal, tant au point de vue légal qu’au point de vue éthique) ; les autorités intentant une procédure juridique avant même que n’ait été conduite une investigation complète, de telle manière que les réputations de l’entreprise et des individus qui la composent en souffrent significativement, et que leurs parties prenantes s’en trouvent affectées ; les sociétés ou les institutions académiques majeures montrant du doigt le comportement des autres, s’en servant d’excuse en avançant que « tout le monde le fait », plutôt que de prendre immédiatement et complètement leurs responsabilités vis-à-vis du ou des délits qu’elles peuvent avoir commis.
L’éthique atténue l’effet de contagion des comportements non-éthiques. Que seront, sur les organisations à but non lucratif qu’elles soutiennent, les répercussions du scandale du LIBOR au sein de certaines banques ? sur leurs employés? leurs clients? sur les parties prenantes affectées par les taux LIBOR passés et futurs? De même, les Jeux Olympiques de Londres montrent comment la contagion présente aussi des nuances, allant de violations pures et simples de règles (dopage) aux dérives des technologies modernes (exclusion d’un athlète pour une remarque raciste sur Tweeter), en passant par des pratiques très communément considérées comme indispensables à la victoire mais qui, d’un point de vue technique, violent certaines règles (par exemple, remporter la médaille d’or en papillon en ne respectant pas le quota de mouvements de jambes pour un mouvement de bras). Les décisions les plus contagieuses affectent tout le monde, aussi bien les athlètes déjà professionnels que les athlètes en devenir, mais aussi les coéquipiers, les sponsors, les enfants qui regardent les Jeux, les Jeux eux-mêmes comme institution, et le public en général, assistant à ce drame éthique en parallèle du déroulement des épreuves. En fait, les zones contagieuses le sont d’autant plus à mesure que se développe la croyance que tout un chacun « ajoute des mouvements de jambes », car cela accroît le risque de normalisation (c’est-à-dire : on se justifie en avançant que « tout le monde le fait »).
Aujourd’hui, toute transgression éthique devient littéralement virale par le biais des réseaux sociaux et des autres technologies. Premièrement, l’éthique se diffuse par les industries : l’affaire ci-dessus mentionnée du LIBOR, les pratiques d’échange et de prêt de la crise des subprimes, l’échec du respect des procédures qui doivent assurer un transfert de fonds approprié au sein des banques américaines dans le cas des fonds iraniens, l’acceptation de donations à la provenance douteuse, les pratiques agressives de plaidoyer de certaines ONG, ou le dopage des athlètes, sont tous des problèmes où le vecteur industriel prévaut. Un article récemment paru dans The Economist expliquait que la corruption d’une entreprise pharmaceutique « semble avoir été normale pour cette industrie, n’être pas une aberration » (Taking its medicine, The Economist, 11 Août 2012). Imaginons que nous fassions un pas de plus dans ce sens : que se passe-t-il lorsque la réputation de cette entreprise finit par affecter celle d’une organisation à but non lucratif qu’elle soutient, laquelle à son tour prend des décisions qui affectent ses bénéficiaires, ses bénévoles, et ses employés ? Ou bien, quelles seraient les répercussions sur les investisseurs institutionnels dans l’entreprise, et à leur tour sur leurs propres investisseurs ? (Ce type de contagion constitue actuellement l’objet de mes recherches).
L’éthique est présente partout dans le monde réel… dans l’actualité, dans nos propres organisations, ou dans nos vies personnelles. Par conséquent, quels que soient la taille, le secteur, la localisation, ou la structure de votre organisation – et quels que soient ses objectifs et valeurs en matière de stratégie, d’opérations, de gouvernance ou de ressources humaines – ajoutez-y cette analyse éthique essentielle. Assurez-vous de ce que votre organisation est celle qui, par sa stratégie, ses opérations et sa gouvernance, récolte les fruits de l’éthique dans ses résultats et sa réputation, et montre l’exemple au sein de la société ; l’organisation pour laquelle tout le monde voudrait travailler ; l’organisation qui apparaît dans l’actualité pour de bonnes raisons (ou à tout le moins, l’organisation assise sur des fondations qui lui permettent de réagir de façon appropriée à toute erreur) ; et l’organisation qui possède l’identité et la réputation, et qui laissera derrière elle un héritage, auxquels vous voudriez pouvoir assimiler vos propres réputation, héritage et identité.
Susan Liautaud, JD PhD
[1] Veuillez remarquer que j’omets délibérément de citer aucun nom d’organisation ou d’individu spécifique dans mes exemples. C’est à la fois une question de respect, et une stricte philosophie : les erreurs sont des opportunités internes d’apprentissage, et non une matière à critiques ou à jugements formulés de l’extérieur. C’est aussi, en partie, parce que je crois que chaque exemple proposé a, ou pourrait avoir été, répété par d’autres, et que le contenu compte plus que l’organisation ou l’individu en question.